Printemps
des Universités populaires
23/25-06-06
TNP Villeurbanne
Par
Michel Tozzi, professeur des universités à Montpellier 3
Le
premier Printemps des Universités Populaires qui se réclament du mouvement
lancé à Caen par Michel Onfray, organisé par l’UP de Lyon, s’est tenu
symboliquement au Théâtre National Populaire de Villeurbanne, lieu chargé
d’histoire avec son UP du Front populaire, en présence des UP d’Arras,
Avignon, Caen, Lyon et Narbonne. D’autres sont en voie de création, à
Noisy-Le-Grand, Perpignan, Saint-Brieuc…
Sept
tables rondes, suivies de temps d’échanges avec les trois intervenants,
alternaient avec des lectures, par des comédiens du TNP, de lectures de
textes du curé Meslier, de d’Holbach, Fichte, Péguy, Adorno…
1.
D’emblée, l’interrogation porte sur l’apport de la philosophie des
Lumières à l’émancipation humaine, et ce qu’une philosophie des
Lumières pourrait être aujourd’hui.
-
P. Corcuff (Lyon) dénonce une lecture des lumières « aseptisée »,
muséographique, celle du commissaire de l’exposition Todorov, où toute
utopie est considérée comme un échec, les projets collectifs ayant laissé
place à des parcours individuels, sur fond de démocratie néo-libérale.
Mais il critique tout autant une lecture « totalisante », liant la
radicalité à la totalité, dureté d’une révolution de la rupture définitive.
Il affirme qu’une position radicale doit aujourd’hui prendre en compte la
fragilité humaine, tension entre promesse humaniste du bonheur et tragique de
la régression totalitaire, appelle à une auto-réflexion critique des Lumières
sur elles-mêmes, et à une promotion de « l’éclat joyeusement mélancolique
de Lumières tamisées ».
-
S. Wahnich (Lyon), pose en historienne la question : « Qu’est-ce
que les Lumières ont fait à la Révolution française ? ».
S’appuyant sur la finesse du grain des événements et des textes, elle
montre qu’il s’agissait bien d’un élan populaire, par exemple à
travers les pétitions, et propose la lecture d’un Robespierre qui ne
voulait pas à l’origine du sang, mais fut acculé à la terreur de 93. La révolution
populaire échoua donc, récupérée dans la violence par la bourgeoisie.
-
M. Onfray (Caen) dénonce la lecture a posteriori du 19ième des
Lumières : on ne met en évidence que le déiste Voltaire, qui courrait
après les Grands, le religieux Rousseau, Kant qui dit « obéissez »
après avoir dit d’oser exercer sa raison. La Révolution française fut
bourgeoise : elle confirme la propriété et la sécurité pour les
propriétaires, et la déclaration des droits se fait sous les auspices de
l’Être suprême, l’article « athéisme » de l’Encyclopédie
de Yvon invite à tuer les athées… Il faut réhabiliter les « ultras
des Lumières » refoulés par l’histoire officielle, le curé athée
Meslier, D’holbach, D’Helvétius, Maupertuis et Sade, dans une Contre
Histoire de la philosophie, car la leçon des Lumières c’est :
« Ni dieu ni maître ».
2.
Il faut donc un examen critique des Lumières, le dévoilement de leur
« part d’ombre », dont la domination masculine et la
colonisation sont par exemple deux grandes figures.
-
P. Orsoni (Arras) éclaire en philosophe le goût du pouvoir et les différents
modes de domination par les « passions tristes » de Spinoza, les
difficultés à « devenir majeur » de Kant, les discours de légitimation
des situations de fait par Marx, le Panopticon de Foucault, la violence
symbolique de Bourdieu.
-
S. Auffret (Caen) soutient que « l’on domine et méprise ce dont on a
besoin », femme ou indigène. Elle rappelle à quel point au 18ième
la différence était traduite en hiérarchie, même dans la tête de Lumières.
L’étude des procès de l’époque montre la situation aliénée de la
femme (enfermée dans des couvents, examinée de force pour présomption de
recel de grossesse, reléguée parce que la stérilité est une offense à
Dieu etc.), au même moment où Kant fonde le respect de la femme sur sa
faiblesse, où Rousseau veut cantonner cet être sans génie dans la vie
domestique et retirée, où Diderot, malgré sa Religeuse, demeure un
cerbère pour la vertu de sa fille… Heureusement, il s’est trouvé un
Condorcet pour revendiquer une véritable égalité Homme-femme, et la mixité
scolaire !
-
C. Ferjani (Lyon 2) propose une « critique lumineuse » des Lumières.
Comment s’expliquer en effet que les idées de raison, liberté, égalité,
science, progrès, critique de l’autorité et de la tradition, aient pu
s’accommoder de la domination coloniale chez le Ferry de l’école laïque
et obligatoire, et de la domination féminine (la franc-maçonnerie a refusé
les femmes dans ses loges jusqu’à la fin du 19ième) ? Il
serait vain aujourd’hui de baisser la garde de l’universalité contre le
droit communautaire à la différence, mais tout autant de penser la laïcité
contre la religion en instaurant un athéisme d’Etat.
3.
Comment le savoir alors peut-il être réellement émancipateur, si les
experts sont au service des dominants ? Par la mobilisation de la
contre expertise citoyenne par les mouvements sociaux.
-
J.-L. Cipière (Attac) montre comment dans la société néo-libérale
l’expertise publique est de plus en plus sous-traitée par des experts privés
(ces derniers étayent par exemple les argumentations des délégations de
l’OMC). D’où l’importance d’une appropriation de l’expertise par
les nouveaux mouvements sociaux. Il donne l’exemple de la lutte autour du
Sida, menée par une population à fort capital culturel, qui a l’expérience
de la contestation des savoirs constitués qui ont stigmatisé les homosexuels
en les pathologisant. Ou de la proposition de la taxe Tobin, qui a mobilisé
avec Attac en quatre mois (1997-1998) un grand nombre de personnes, en posant
la question d’un impôt mondial comme arme contre la spéculation, réhabilitant
ainsi le politique contre la domination de l’économie. La science doit être
mise au cœur de la « question sociale », la contre expertise
citoyenne peut fabriquer un savoir partagé pour le bien commun. Elle ne doit
pas se cantonner dans une dynamique oppositionnelle, mais faire des
propositions étayées alternatives.
-
S. Béroud (Lyon) cite Marx en politologue : « La théorie
devient force matérielle dès qu’elle s’empare des masses ».
L’utilisation de l’expertise dans les mouvements sociaux est devenue désormais
un objet de recherche sur ces pratiques. Elle donne l’exemple de SUD,
syndicat anarcho-syndicaliste qui a investi le recours au droit pour faire
reconnaître sa représentativité dans les branches professionnelles. Le
mouvement écologiste brouille les frontières habituelles entre science et
militantisme. La Confédération Paysanne s’est appropriée tout un savoir
et a élaboré un discours critique sur les OGM. L’amiante est devenue par
des luttes irriguées par le savoir une maladie professionnelle reconnue. Il y
a une dimension politique de la connaissance, qui amène à dévoiler le
caractère souvent idéologique de la production scientifique, avec ses stratégies
dans les milieux académiques, financièrement soutenues. « La
subversion politique présuppose une subversion cognitive », dit
Bourdieu. D’où une coopération savants-militants souhaitable, comme dans
le Conseil scientifique d’Attac.
-
E. Dockès (Lyon) rappelle que le savoir donne un pouvoir, et qu’on demande
à l’expert de faire des propositions, ce qui relève du politique et non du
scientifique. Il peut y avoir par contre-coup un anti-intellectualisme
populaire, dangereux par son approche d’une politique pulsionnelle. Comment
donc avoir une politique « instruite », mais sans dépossession du
citoyen ? Bakounine disait aller voir un cordonnier pour ses chaussures,
mais revendiquait la liberté de choisir son cordonnier. Le citoyen doit avoir
le droit de choisir les experts. E. Dockès, spécialiste en droit du travail,
qui borne juridiquement et souvent de fait le pouvoir patronal, soutient la thèse
que ce droit n’est pas anti-économique, car contrairement à l’opinion
diffusée, le pouvoir n’est pas toujours efficace.
4.
Une des armes de contestation possible, c’est l’appropriation de
savoirs critiques contre l’économie dominante. Parole est donnée à
deux économistes :
-
J.-R. Alcaraz (Avignon) s’interroge sur la capacité et la volonté de l’Université
à diffuser des savoirs vraiment critiques. On y délivre la bonne parole du
maître, et il est difficile dans cet univers mandarinal de tenir des discours
subversifs ; ce d’autant que les étudiants sont de plus en plus
consommateurs. L’Université populaire pourrait être ce lieu où se diffuse
une pensée critique, parce qu’elle est hors institution. L’UP d’Avignon,
par indépendance, refuse par principe toute subvention. Sa gratuité pour le
public et le bénévolat de ses intervenants la placent hors du domaine économique
et de l’économie dominante : l’échange peut y redevenir humain.
-
H. Solans (Narbonne) développe les conditions d’appropriation de tout
discours économique, à partir d’une grille de lecture formalisant six
approches possibles (libérale-dominante, keynésienne, marxiste, régulationniste
etc.). Il définit l’économie politique comme « science sociale » :
elle a pour objet la souffrance humaine engendrée par la vie collective ;
pour thèmes la question sociale, la cohésion sociale, la victime ; pour
champ les opérations d’approvisionnement pour satisfaire ses désirs ;
elle articule des réponses au vivre ensemble. Il détaille le paradigme
actuellement dominant, qu’il nomme « libéral-répressif ».
-
Un responsable du journal La décroissance intervient pour défendre
cette idée : la croissance ne peut être infinie, puisque les ressources
naturelles actuellement exploitées sont limitées, et en voie d’épuisement.
La décroissance n’est pas le contraire de la croissance, mais un
contre-point symbolique à l’air du temps, une objection de conscience. Il
ne faut pas se déresponsabiliser devant la technique et la science, mais
remettre au centre le sens : l’humain contre la barbarie, qui doit
rendre l’économie secondaire dans la hiérarchie des valeurs. Il faut donc
que chacun auto-limite ses besoins, en arrêtant la démesure d’une logique
de la production-consommation.
5.
Sont ensuite abordées des questions fondamentales pour les nouvelles
Universités Populaires : comment mettre le savoir à la portée de
tous ?
-
J.-P. Bobillot (Lyon) propose quelques repères sur les mots : savoir est
un nom et un verbe à la fois.
On
parlait de l’arbre de La Connaissance, au singulier, on est passé aux
savoirs, au pluriel. Ce savoir était interdit à tous, et il a fallu une
transgression pour y accéder. Caché, il supposait une initiation pour une élite,
c’était une quête personnelle (le Graal), d’un savoir transcendant. Il
s’est aujourd’hui laïcisé, désenchanté. Wikipedia reprend l’idée
encyclopédique des Lumières d’un savoir dispensé à tous, par internet.
Tout le monde peut y être même auteur, pas seulement les experts…
Le
savoir est l’acte d’un sujet : S renvoie au sujet, avoir à la
possession : S/avoir.
Sa-voir,
c’est voir ou être vu (par les sens ou l’intellect).
Comme
le rappelle Barthes, savoir et saveur ont la même origine : savoir est
un désir (libido sciendi).
-
F. Dourson (Avignon) pose la question de la transmission dans l’UP : être
simple sans être simpliste. Chasser le jargon comme « distinction »
(Bourdieu), sans faire l’économie des concepts (mais quels mots pour les
dire ?). En économie, il faut expliciter davantage les hypothèses, car
tout le reste en découle. Or elles sont controversées.
Comment
dépasser le rapport contemporain utilitaire et consumériste au savoir ?
Comment ne pas exclure certains du savoir, et comment faire pour qu’ils ne
s’auto-excluent pas eux-mêmes? Comment rendre le public de nos UP plus
populaire ? Faire comprendre que si l’apprentissage exige un effort, il
donne du plaisir ? Comment faire connaître nos activités, motiver à
venir ?
6.
Le comment rendre accessible à tous pose le problème des méthodes et
des contenus. Sur les premières est exemplifiée la possibilité dans les
UP de pédagogies alternatives, notamment sous forme d’ateliers.
-
M. Tozzi (Narbonne) rappelle qu’«atelier » vient d’« éclat
de bois ». Dans l’atelier de philosophie pour adultes de Narbonne, on
travaille le bois de l’opinion afin qu’émerge une pensée à visée
philosophique. On y pratique, dans la tradition de l’éducation nouvelle et
populaire, une pédagogie coopérative, avec des fonctions diverses,
volontaires et tournantes (introducteur d’une problématique, répartiteur
de la parole, secrétaire des idées), pour responsabiliser et autonomiser les
participants de façon démocratique. Le responsable de l’atelier intervient
moins comme un expert apportant des contenus que comme un
animateur-philosophe, accompagnant des processus de l’apprentissage du
philosopher (problématiser, conceptualiser, argumenter). Ainsi s’explorent
de nouveaux modes d’apprentissage d’un penser par soi-même (discuter, écrire
de façon alternative à la dissertation, mutualiser les interprétations
d’un texte…).
-
A. Delsol (Narbonne) dégage le sens de la philosophie avec les enfants, en
l’ancrant dans quatre approches : historique, avec sa fondation par
l’américain M. Lipman ; géographique : 1970 aux USA, 1985 au Québec
et en Belgique, 1996 en France, avec plusieurs courants ; juridique, en
s’appuyant sur le droit de l’enfant à « bien penser » contenu
dans la Convention internationale des Droits de l’Enfant ;
scientifique, avec le tournant linguistique de Perelman, réhabilitant contre
la démonstration de Descartes l’argumentation du vraisemblable d’Aristote,
mais dans une perspective selon Lipman non sophistique, avec éthique
communicationnelle dans une « communauté de recherche ».
-
G. Geneviève (Caen) rappelle qu’à son sens, toute philosophie étant
autobiographique, et tout modèle éducatif reposant sur une philosophie
sous-jacente, les propositions pédagogiques sont toujours liées à une
biographie singulière, lui-même n’y échappant pas. Avant de parler de pédagogies
alternatives, il s’agit de repenser les finalités de l’école. Celle-ci,
même dite « laïque », n’a pas su se débarrasser des scories
du judéo-christianisme, en maintenant les enfants sous la domination de maîtres
présentés comme omniscients, médiateurs incontournables pour accéder à un
futur radieux… Radieux, mais fait de labeur, le travail étant présenté de
nos jours, par nombre d’hommes politiques et d’enseignants, comme une libération.
D’où l’intérêt de la discussion philosophique avec les jeunes, qui
remplace de façon catégorique la prégnance de la question au bénéfice
d’une attitude questionnante, et vise non une quelconque efficacité économique,
mais la formation d’adultes autonomes, responsables, curieux de tout et réconciliés
avec eux-mêmes, les autres et le monde.
6.
Les contenus de L’UP sont alors interrogés : qu’enseigner ? La
Culture ? Quid de la ou des cultures populaires ?
-
B. Le Grignou (Lyon) développe quelques analyses de la sociologie de la
culture. Grignon et Passeron dénoncent en 1989 (Le savant et le populaire)
deux dérives : le misérabilisme, qui oppose La Culture et les cultures,
car une culture dominée reste une culture ; et le populisme, qui célèbre
la spontanéité et l’authenticité du peuple, oubliant les rapports de
domination et les hiérarchies culturelles. Car il y a une autonomie relative
de la culture populaire.
Il
ne faut pas s’intéresser qu’aux producteurs et aux produits, mais au
public : il y a une « culture du pauvre » (Paugham), même si
elle ne manifeste pas de résistance organisée (mais de la nonchalance, de
l’indifférence… Arlequin, qui du point de vue du produit entretient des
stéréotypes féminins, peut avoir du point de vue de la lectrice une
fonction d’apprentissage de « chambre à soi », protestation à
sa façon contre la domination, et « Hélène et les garçons » un
rôle d’éducation sentimentale… Ce n’est pas là relativisme, mais
effort de compréhension des acteurs.
-
C. Schiarreti, directeur du TNP, expliquera l’histoire de ce théâtre :
version chrétienne du théâtre scout sur les routes de France, ou socialiste
de la mobilisation des masses ; avec la décentralisation, par prosélytisme
et fuite des cénacles parisiens ; « Elitaire pour tous »
reprenait Vittez ; avec J. Vilar, qui s’efface comme metteur en scène
et vise un acte théâtral communautaire, qui cherche dans la salle une
unanimité ; ou au contraire Brecht, qui cherche à susciter des réactions
pour révéler les rapports de classe ; visée éducative chez les
communistes, plus expressive chez les socialistes. Car c’est le public qui
achève l’œuvre. De ce point de vue, quel que soit le public, l’émotion
reste intacte…
-
Pour M. Onfray (Caen), qui conclut cette dernière table ronde, il n’y a pas
de culture(s) populaire(s). Elle a été écrasée par l’idéologie
dominante. Les industries culturelles ne diffusent que des sous-produits de la
Culture. Il y a La Culture, que l’on doit et peut rendre populaire. Pas de
concession sur le fond, le contenu. Mais sur la forme : une heure
d’apports suivie d’une heure d’interactivité. L’université classique
est close, incestueuse : on y pinaille entre soi, on y enseigne les
philosophes classiques, peu subversifs. L’UP est au contraire ouverte.
C’est un théâtre singulier où l’on s’adresse au peuple, et où l’on
peut diffuser une contre-philosophie libertaire.