DE LA DISCIPLINE...
Métier bizarre, mœurs étranges, formation ubuesque...
Vous devez enseigner une grammaire élémentaire et l'on vous inflige les querelles idéologiques grands théoriciens de la linguistique. Vous devez,
avec vos élèves, résoudre des problèmes d'arithmétique, et vous voilà embarqués dans un
labyrinthe de mathématiques fondamentales. On pourrait espérer qu'en matière de
psychopédagogie, genèse de la cognition, de connaissance de l'enfant, vos maîtres vous dotent d'un ensemble
de postulats, d'une sorte de viatique élémentaire, certes très incomplet, mais rassurant pour vos premiers pas dans la carrière.
Décidément, les modes et marottes, les systèmes et les mots d'auteurs, querelles d'écoles et les schismes rendent bien incertain le contenu du maigre bagage qui vous
échoit dès vos débuts.
Cependant, il est un domaine où vous sortirez encore plus démunis de vos centres de formation,
de vos stages de remise à niveau, de vos séances d'animation : la
discipline. Continent noir de pédagogie, la discipline semble aller de soi,
elle n'intéresse pas les chercheurs, elle ne fait l'objet d'aucune conférence, d'aucun colloque,
d'aucun ouvrage de référence.
Force principale des armées, dit-on, la discipline que vous ferez régner ou que vous négligerez signera à jamais votre image de marque. D'elle
dépendront la chatoyance de votre aura et l'estime de vos contemporains.
Passons dans une école. Errons dans les couloir.
Certaines classes sont des tombeaux, d'autre bruissent, les unes expriment une fièvre de
savoir, d'autres enfin sont de furieux tourbillons.
DE LA FÉRULE À L'AUTOGESTION
Un magister du XIXième siècle pouvait comptabiliser les chiquenaudes et croquignoles qu'il distribuait à ses ouailles. Verges, badines, baguettes règles... On pouvait aller, en ces époques, jusqu' au nerf de
bœuf. Le châtiment corporel avait une justification biblique.
"Qui aime bien, châtie bien..."
Excessive dans le passé, la discipline s'est évaporée sous le souffle de l'enfant-roi. Les années 70 ont essayé de faire de la discipline une affaire groupale, le résultat d'une sagesse collective tenant à équilibrer la liberté individuelle à vocation centrifuge et la règle communautaire évidemment centripète. Des pédagogues, disciples de FREINET, DECROLY, PROFIT et KORCZAK consacraient avec leurs élèves beaucoup de temps à l'élaboration de règles de vie quotidiennes et pérennes. Une éducation civique, une histoire au ras des responsabilités journalières de chacun s'inscrivaient dans les mémoires et dans
l'inévitable journal de bord de la classe où l'écume des jours laissait des traces à la fois dérisoires et formidables.
Dérisoires... Aux yeux aveugles des adultes extérieurs à la classe, ces règlements pointilleux sur le nettoyage des pinceaux, le rangement des dictionnaires, le changement d'eau des poissons rouges pouvaient effectivement sembler dérisoires. Les
enfants pinaillent beaucoup sur les détails de la vie quotidienne qui établissent, au vrai, les devoirs et les droits de chaque membre de la communauté.
Car n'est-ce pas sur ces détails qu'achoppent tous les couples, les groupes,
les sociétés enfin ?
La liberté, l'égalité et la fraternité ne seraient que mots creux s'ils n'étaient frottés jour après jour à la tendance entropique,
lourde et lente, triviale du vécu vrai. Un enfant, assis à une table, ingurgitant
des sermons et des cours magistraux peut se résigner à ne voir dans les principes fondateurs de la
démocratie qu'une belle enfilade de paroles désactivées.
Avec l'action, le travail vrai, celui de l'artisanat, la vie en groupe suppose, exige des règles.
Quand le petit peuple a découvert puis subi, à son échelle, la tyrannie, le despotisme éclairé, la
monarchie constitutionnelle, la république consulaire, le régime des factions ou l'insupportable
oligarchie du maître et de ses affidés, il invente ou réapprend avec plaisir les complexes arcanes de
la démocratie. Il est facile de promulguer une loi implacable. Il est plus difficile de se plier à sa
rigueur.
- Je propose qu'on interdise totalement le chewing-gum !
- Je propose qu'on écrive tous avec un porte-plume, comme du temps de mon grand-père!
- Ceux qui jouent au hockey pendant les récrés doivent ranger les crosses à la fin.
- Même s'ils ont prévu de s'inscrire à un atelier de sport juste après?
- Parfaitement ! Parce qu'ils peuvent changer d'avis au début du choix des ateliers, aller à la
peinture par exemple, et laisser les crosses de hockey en désordre !
Avec un certain recul, il est possible d'affirmer que les résultats étaient positifs et que cette
discipline coopérative, véritable apprentissage de la démocratie au quotidien, a marqué à jamais les lèves qui en ont été les acteurs.
Et cela contre l'antienne
réactionnaire d'Alain FINKELKRAUT
dont le système repousse hors de l'École et même de l'Université
l'apprentissage actif de la démocratie.
Cependant, souvenons-nous du temps proche où le mot collectivisme était péjoratif...
Il l'est d'ailleurs toujours, ce qui ne laisse pas de nous surprendre...
L'individualisme est devenu dans la décennie 80 la règle affirmée. Dans le même temps, l'autorité
des enseignants s'est socialement et psychologiquement délitée.
De parents démissionnaires en éducateurs ligotés par les interdits et le mépris, l'enfant-roi est venu rapidement l'enfant-nu, ou, selon le mot de
Françoise DOLTO, l'enfant-fou. Dépourvu repères, de structures, de limites, il est quelquefois odieux. Pour les autres et pour lui-même.
Une semaine après la rentrée de septembre, l'enfer que sera l'année scolaire se dessine déjà
dans de lourdes fragrances de certaines classes très agitées quand approche l'heure de la sortie.
Enfants qui zappent la parole magistrale et laissent s'époumoner une institutrice qu'ils ne
voient plus et qui leur est affectivement indifférente...
DURA LEX, SED LEX.
Il faut redéfinir les règles. En commun. La punition qui tombe comme la foudre dans le désert
est incompréhensible pour des enfants à qui l'on n'a pas dit que la vie sociale exigeait une
morale et donc un ensemble de règles. Ne pas accepter le vacarme comme une norme. Le bruit
est une pollution. Certaines écoles seraient bruyantes, même habitées par des moines
contemplatifs. Les locaux doivent être parfaitement insonorisés. Comme un bureau de ministre...
Hurler SILENCE ! crier CHUT ! est absurde et
inefficace. Pour obtenir le silence, il faut faire silence et donc se taire. L'école souffre de logorrhée généralisée. Un code
visuel : lever les index par exemple, en se taisant, doit permettre, par contagion, d'obtenir un "merveilleux
silence" en moins d'une minute. Chacun, même le plus petit, doit pouvoir obtenir ainsi le calme
dont il a besoin. Si un enfant demande le silence, le maître doit se taire et lever les doigts
comme les autres. Il va sans dire qu'il est vain d'espérer imposer une quelconque discipline
si ne s'y soumet pas soi-même...
Il faut proscrire le papier chiffonné jeté négligemment comme une aumône cyniquement
consciente à des agents de service qui auraient mieux à faire au sein de l'équipe éducative
que de servir de larbins à des petits monstres. Les enfants ne doivent pas se comporter en
touristes dans les locaux scolaires hideux d'impersonnalité où rien ni personne ne laisse de
trace, de scories. Cela suppose que les enfants soient partie prenante des projets d'aménagement de leur environnement. Ce qui symbolise hélas le mieux la plupart des écoles élémentaires, c'est la poussière et la bassesse architecturale. Les armoires sont pleines de trésors, de
rebuts et de déchets. Les vrais inventaires, les véritables rangements, les indispensables
restructurations fonctionnelles sont rares.
ENFANTS GÂTÉS DE LA FIN DU XXième SIÈCLE.
De la rue, les parents contemplent leurs rejetons qui s'insultent et s'entrelardent de coups de
pieds imités des ninjas et autres crétins rebondissants. Cela se passe au moment de la "mise
en rang".
Que pensent-ils? Leurs visages restent inexpressifs. Perplexité ? Ces enfants qu'il faut, selon :s propres
vœux "prendre par la douceur", sont aussi des garnements dont "ils ne viennent à bout". Les parents confient à l'école maternelle des tyrans domestiques de vingt mois.
On peut espérer qu'entre le rôle ingrat de petite peste et celui, encore moins réjouissant,
d'enfant martyr, il existe une solution médiane... Les parents observent le comportement
"anarchique" de leurs fils. Des mots sont échangés. Brefs et inaudibles. Les langues se délieront ;
plus tard, sur le chemin du retour à la maison. Que pensent-ils? Que la sonnerie est intervenue
avec sept minutes de retard... Qu'il en faudra cinq encore pour que chaque maître obtienne un
rang à peu près stable et calme... Que ces enseignants ont bien peu d'autorité... Ils le disent et
répètent tant et tant, et devant les enfants, que ceux-ci sont évidemment persuadés d'avoir
en face d'eux des pantins dérisoires. Les enseignants, de leur côté, ne prennent pas la peine de
baisser la voix ou de n'être plus sous le regard des enfants pour vomir tout ce qu'ils pensent
de certaines familles...
Dans cette "chaleureuse" ambiance, l'enfant, en meute, se pourlèche les babines. Oh ! Certes,
il apprendra des choses... Dans le refus. Éventuellement dans la haine... On le verra peut-être,
plus tard, massacrant le mobilier urbain, pratiquant le hooliganisme distingué, lapidant des
étrangers, profitant de toutes les béances du système social pour s'empiffrer ou pour survivre.
Ce sera selon le hasard ou le rang. En meute, en rang, en gang, l'enfant se croit fort.
Seul, il est désemparé. Parents égoïstes, enseignants vilipendés... Restent les modèles cathodiques.
Trompeurs. Fantômes. Qui dit aux enfants téléphages que les coups échangés sur l'écran
sont des cascades, que le sang qui jaillit sort d'une poche d'hémoglobine, que la terreur
maîtrisée de la fiction doit tout aux effets spéciaux ?
Qui leur dit que la vraie vie est autrement plus belle et quelquefois plus horrible aussi?
Qui leur dit enfin la Thora, l'Évangile ou la Déclaration des Droits de
l'Homme ?
Des parents avertis, apparemment champions de l'école égalitaire, parfois "de gauche",
se font - en douce - les spécialistes de la concurrence entre établissements, les adeptes
du piston et du passe-droit, les faiseurs et démolisseurs de réputation de telle école ou
de tel prof ? Au discours humaniste, altruiste et solidaire s'oppose une pratique
brutalement sélective. Après une période de consumérisme pédagogique,
les parents "fédérés" utilisent les ficelles du système pour se transformer en
managers zélés de leur progéniture. Dès la maternelle. Jouant la ville contre la campagne,
le public contre le privé, la pédagogie moderne contre la didactique traditionnelle. Ou
réciproquement.
"Qu'importe la couleur du chat, l'essentiel est qu'il attrape les souris."- DENG Siao
Ping
Il ne leur suffit pas de pousser leurs enfants vers les sommets du savoir et de la réussite
sociale. Leur bonheur exige des perdants, des victimes. L'idéal d'élévation de
tout un peuple, de toute une humanité même, de ce que j'ai nommé par ailleurs
corticalisation généralisée de l'espèce humaine, exprimé jadis par les poètes républicains est
aujourd'hui tourné en dérision par la néo-bourgeoisie des classes moyennes. Il ne s'agit
de promouvoir la réussite de tous - laquelle serait une injure à leur mentalité de
parvenus - mais celle d'une pseudo-élite dont le plaisir se nourrit aussi de l'échec des
autres.
Dès lors, les enfants ne sont plus, contrairement aux vœux pieux des pouvoirs, acteurs
de leur propre formation. Ils sont le prétexte d'une guerre de classes inavouée, les enjeux
d'une revanche sociale pour des familles malmenées mais pas encore exsangues, les
victimes d'un cynisme généralisé où les valeurs morales se sont inversées en une
décennie.
Ainsi dans de nombreux cas, le premier objectif du fameux projet d'école devrait être
de redonner à tous enfants, parents et enseignants, une dignité conforme aux exigences
des Droits de l'Homme.
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